6 – LA CLEF VOLÉE
— Quoi c’est toi ? mais tu n’es donc pas blessée ?
— Blessée ? pourquoi ? Mais enfin, pourquoi veux-tu que je sois blessée ?
M. Tissot, petit à petit, reprit son sang-froid. Il revint vers l’ambulance, il se pencha sur la blessée.
— Je ne connais pas cette femme, dit-il à l’infirmière. Il y a certainement une erreur.
Et refermant la portière, M. Tissot rentra sous la voûte de l’immeuble, suivi par son épouse.
Or, au moment où M. Tissot traversait le trottoir, il apercevait précisément, débouchant du grand escalier, un infirmier accompagné du valet de chambre Jean.
On ouvrait la porte à deux battants, les hommes semblaient s’apprêter à transporter la blessée dans l’appartement de M. Tissot.
— Mon ami, déclara ce dernier en posant sa main sur l’épaule de l’infirmier, vous vous êtes trompé, je viens de voir la personne que vous amenez ici. Dieu merci, ce n’est pas ma femme, ma femme est saine et sauve.
La déclaration du censeur de la Banque, stupéfia littéralement l’infirmier :
— Comment la personne blessée n’est pas de la famille de monsieur ?
— Mais nullement.
— Pourtant dans son sac, au poste de police on a retrouvé une carte donnant l’adresse de la rue des Pyramides.
— Donnant mon adresse ?
— Non évidemment, répondait l’infirmier, les cartes de dames n’ont jamais l’adresse gravée, mais il y avait écrit au crayon « Rue des Pyramides ». C’est pourquoi, monsieur le commissaire a dit : « allez-y ». Enfin, il y a erreur.
M. Tissot avait mis la main à son gousset ; il tendit un louis à l’infirmier en guise de pourboire :
— Il y a erreur, mon ami. Conduisez cette pauvre femme à l’hôpital, je ne la connais nullement et ma foi je vous avoue que j’en suis heureux.
L’employé de l’Assistance publique ne put que saluer respectueusement le censeur de la banque. Il balbutia des excuses :
— Comme monsieur dit, c’est une erreur.
L’homme ajoutait encore quelques vagues paroles dont M. Tissot ne chercha pas à deviner le sens, tant il était pressé de rejoindre sa femme qui l’avait devancé à l’appartement. M. Tissot, après la violente secousse qu’il venait d’éprouver goûtait un véritable bonheur à rejoindre son épouse :
— Ah ma pauvre petite, disait-il, j’ai eu véritablement peur ! Dieu que j’ai souffert ces quelques minutes, tandis que je descendais de cet escalier et que je t’imaginais couchée dans le brancard de cette ambulance, meurtrie, blessée, morte peut-être !
— Mais enfin, dit Mme Tissot, c’est abominable, une histoire pareille ! Il s’agit donc d’une confusion de nom, tu devrais, mon cher, passer au commissariat après déjeuner et savoir le fin mot de cette aventure.
— C’est évident, déclarait-il, il faut aller au fond de cette affaire, quand ce ne serait que pour faire un exemple et éviter que semblable chose ne puisse se renouveler.
L’heure du déjeuner toutefois, était depuis longtemps passée. Mme Tissot avisa la pendule, et s’écria en riant :
— Mais nous sommes fous ! Deux heures et demie, bientôt ! Viens vite déjeuner. N’as-tu point conseil à la Banque ?
— Non, heureusement.
Et il ajouta en souriant :
— Il y en a une histoire à la Banque, tu sais ! Figure-toi que de Roquevaire a perdu sa clef.
— La clef des caves ?
— Oui, la clef des caves.
— Tu vas me raconter cela en déjeunant.
Or, il arriva qu’au moment même où M. Tissot pénétrait dans son cabinet de travail, le censeur de la Banque s’arrêta soudain fronçant les sourcils, ayant l’air fort inquiet.
— Ah çà, je suis fou ? murmura-t-il.
Puis, il ajouta toujours immobile à la même place :
— Décidément, toutes ces histoires finiront par tourner mal.
M. Tissot avança de trois pas, gagna sa bibliothèque, dont l’un des battants était simplement repoussé et non pas fermé.
— Quelle imprudence, dit-il, et pourtant j’aurais juré que j’avais moi-même…
Puis, machinalement, le censeur de la Banque s’approchait du meuble, l’ouvrait et saisissait sur l’un des rayons le tome de l’Histoire de France de Michelet qui servait de cachette à la clef des caves de la Banque, le feuilletait et poussait un cri formidable :
— Malédiction ! Volé ! Je suis volé ! La clef n’est plus dans la cachette !
Aux cris que poussait le censeur de la Banque, Mme Tissot et les domestiques s’étaient naturellement empressés d’accourir :
— Quoi ? qu’est-ce qu’il y a ? Monsieur appelle ?
— Volé ! râla le malheureux censeur de la Banque. La clef est volée !
Et, comme les domestiques se considéraient stupéfiés, comme Mme Tissot joignait les mains, il continua :
— Mais c’est inimaginable. Personne n’est entré ici ! Personne ! Cette clef était là il y a un quart d’heure. Je l’ai moi-même regardée.
Il porta soudain les mains à son front. Une idée lui traversa l’esprit :
— Ah ! Les infirmiers !
M. Tissot courut comme un fou jusqu’au valet de chambre, qui demeurait atterré, appuyé contre la porte entrebâillée.
— Jean, demanda le censeur de la Banque, un infirmier est-il entré ici ?
— Je ne sais pas, monsieur, je ne peux pas dire. Croyant que c’était Madame qui était blessée, j’étais affolé, je ne me suis pas occupé de cet homme. Dans le brouhaha il a pu parfaitement…
Le valet de chambre n’acheva pas :
— Qu’on me laisse seul, ordonna M. Tissot.
Quelques minutes plus tard, le censeur de la Banque, ayant décliné son nom et ses qualités, obtenait d’être mis en communication directe avec le commissaire de police de l’arrondissement, et un entretien rapide s’engagea entre le magistrat et le haut fonctionnaire.
— Est-il vrai, demandait M. Tissot, qu’une femme blessée sur la voie publique a été apportée à votre commissariat et que vous avez donné l’ordre de la diriger chez moi, ce qui fut fait à l’aide d’une voiture-ambulance ?
Or, le commissaire ne paraissait même pas comprendre ce qui lui était demandé.
— Mais, jamais de la vie, je ne sais pas ce que vous voulez dire. À quelle heure ?
— À l’instant. Il y a quarante minutes à peine.
— Cela, monsieur, je vous certifie que c’est absolument inexact. D’ailleurs, je vais demander aux Ambulances.
Dix minutes plus tard, M. Tissot, qui était blême, était en communication avec le directeur du service des Ambulances municipales.
— Pouvez-vous savoir, demandait-il, si une voiture a été requise pour une femme accidentée sur la voie publique, et demeurant rue des Pyramides ?
— Aucune voiture des ambulances urbaines n’a été occupée dans ces conditions, monsieur.
Alors M. Tissot, accablé, se laissa retomber dans un fauteuil.
— Les voleurs ! s’écria-t-il. Les infirmiers étaient des voleurs.
Puis le sentiment de sa responsabilité lui revint avec netteté.
— Mais c’est abominable, se dit-il, il y a là plus qu’une coïncidence. C’est une machination inouïe ! Roquevaire perd sa clef, on me vole la mienne. Que vais-je apprendre ? que vais-je apprendre encore ?
Il empoigna à nouveau le téléphone, et appela M. Châtel-Gérard :
— Allô, c’est vous, Châtel ?
— C’est moi, mon bon ? Qu’y a-t-il pour votre service ?
Brutalement, car il était fort énervé, et n’avait point d’ailleurs à considérer M. Châtel-Gérard comme un supérieur hiérarchique, M. Tissot annonça la nouvelle :
— C’est une chose épouvantable, disait-il. On vient de me voler la clef des caves, chez moi, dans mon cabinet, avec une audace inouïe.
— Mais c’est effroyable ! hurla-t-on dans l’appareil. C’est impossible aussi. Vous êtes sûr de ce que vous dites ?
— Absolument certain, hélas.
Et en trois mots, d’une voix rauque, qui s’étranglait dans sa gorge, car il était littéralement affolé, M. Tissot mettait le gouverneur de la Banque au courant de ses aventures :
— Que faire ? Je ne sais plus où donner de la tête, comment poursuivre ces gens ?
Puis, M. Châtel-Gérard sembla retrouver un peu sa présence d’esprit.
— Coûte que coûte, dit-il, nous devons tirer ces aventures au clair et éviter le scandale effroyable qui nous menace. Il y aurait un coup de Bourse abominable. Ne bougez pas de chez vous, Tissot, j’arrive !
Il y avait bien un quart d’heure de marche pour se rendre de la Banque de France au domicile de M. Tissot. En voiture, et certainement le gouverneur avait dû sauter dans son coupé, c’était l’affaire de cinq minutes ; or, trois quarts d’heure s’écoulaient avant que le gouverneur général de la Banque ne fût introduit dans le cabinet de M. Tissot où ce dernier, toujours écroulé, se mordait les lèvres avec rage.
Le gouverneur de la Banque arriva enfin.
M. Châtel-Gérard n’était pas seul. Un homme d’une cinquantaine d’années, au visage énergique, l’accompagnait.
— Mon cher ami, dit M. Châtel-Gérard, j’ai pensé qu’il fallait parer au plus pressé ; avant de venir chez vous, je suis passé à la Sûreté, et j’ai eu la bonne fortune de rencontrer M. Juve que je vous présente. Allons droit au fait : que pouvez-vous dire de la disparition de votre clef ?
M. Tissot allait répondre, Juve ne lui en laissait pas le temps :
— Pardon, faisait-il, avec son autorité tranquille et son calme coutumier, en matière de police, monsieur, il ne faut pas mettre la charrue avant les bœufs. Je vous avoue que j’ignore tout de la Banque de France, tout de ces clefs auxquelles vous semblez attacher tant d’importance. Renseignez-moi d’abord, nous travaillerons plus utilement ensuite.
— Soit, concéda M. Châtel-Gérard.
Et, gagné par le calme du policier, le gouverneur de la banque, avec sang-froid, mit Juve au courant :
— Vous n’ignorez pas, disait-il, que notre établissement de crédit a le privilège d’émettre des billets de banque. Vous savez sans doute qu’à chaque billet émis doit correspondre dans les coffres de la Banque une valeur réelle en or ou en argent.
— Je sais, interrompait Juve.
— Dans ces conditions, poursuivit M. Châtel-Gérard, il y a deux sortes de caisses : à la Banque de France, la caisse ordinaire d’abord, où sont enfermés dans un gigantesque coffre de sûreté, très solide, les espèces, les titres, les valeurs qui servent au trafic journalier. La clef de cette caisse est entre les mains du caissier.
— Est-ce cette clef qui a disparu ?
— Laissez-moi achever, monsieur. La caisse ordinaire est située dans une salle fort bien à l’abri de toutes les tentatives de vol, mais enfin, dans une salle ordinaire. C’est dans cette salle également, cette salle que l’on appelle en terme technique ; « la Serre », que sont déposés les objets précieux, mis là en sécurité par les clients de la Banque.
— Bien, monsieur.
— Dans cette salle, où se trouve la caisse ordinaire, est enfin une porte dissimulée dans le mur, qui mène à un étroit escalier creusé dans un puits, fermé de trois autres portes, et conduisant à ce que nous appelons : « la Caisse extraordinaire », c’est-à-dire aux caves de la Banque où sont accumulés les milliards qui garantissent la valeur en or et en argent des billets de banque. Les quatre portes qu’il faut franchir jusqu’à ces caves, qui sont, je vous le signale tout de suite, à l’abri de l’incendie parce qu’on peut les noyer, à l’abri du pillage parce qu’on peut les ensabler, à l’abri de la mine même parce que les murailles résisteraient à la dynamite, sont toutes munies d’une triple serrure. Il faut trois clefs pour les ouvrir, trois clefs différentes. L’une de ces clefs est en ma possession, l’autre est aux mains du caissier principal, la troisième est confiée au plus vieux censeur en fonctions, en l’espèce à M. Tissot.
— Et c’est l’une de ces clefs qui a été volée ?
— Hélas, monsieur, répondit le gouverneur, une première clef a été perdue ce matin, par le caissier.
— Perdue, ou volée ?
— Perdue, je le croyais. Volée peut-être ?
— Et l’autre ?
— L’autre vient d’être dérobée à M. Tissot.
C’était au tour du censeur de la Banque, d’expliquer à Juve le vol dont il venait d’être victime.
— Que croire ? conclut-il, que penser ? Il me semble que je deviens fou.
Juve, jusqu’alors, avait tranquillement écouté les explications qu’on lui donnait. Soudain, il sortit du silence indifférent, en apparence, qu’il avait jusqu’alors observé, et la déclaration qu’il fit jeta les deux hommes qui l’écoutaient dans une profonde stupeur, dans un effroi abominable aussi.
— Messieurs, déclarait Juve, si vous voulez que je vous parle franchement, je ne vous cacherai pas que pour moi, il n’y a aucune illusion à se faire. Le vol est manifeste dans les deux cas, et son auteur est, ne peut être que Fantômas.
— Fantômas ? Que Fantômas ?
— J’en suis certain.
Et, avec cette précision rigoureuse qu’il apportait toujours dans les affaires les plus complexes, il expliqua :
— Fantômas seul est capable, messieurs, de connaître d’abord les détails intérieurs de la Banque de France. Lui seul, enfin, peut rêver le vol prodigieux de ces caves. Lui seul serait capable de le réussir. Mieux même, je vous avouerai que seul Fantômas et personne d’autre, à mon avis, peut avoir eu l’audace nécessaire pour s’être emparé comme il l’a fait, de la clef de M. Tissot. Le stratagème des faux infirmiers, vous le reconnaîtrez, était merveilleux.
— Il est incompréhensible, surtout, dit le malheureux M. Tissot. Comment Fantômas pouvait-il savoir où je cache ma clef ?
— Vous avez dû le lui dire, répondit Juve en se levant.
Et, tandis que le censeur de la Banque, abasourdi par cette réponse, considérait Juve, le visage empourpré de colère, le policier, souriant, reprenait :
— Mais oui, vous avez dû le lui dire. Soyez sûr que si Fantômas s’est servi des faux infirmiers qui ne pouvaient que vous éloigner quelques instants et, par conséquent, lui laisser quelques minutes à peine pour effectuer le vol, c’est qu’il avait la certitude qu’il n’aurait point beaucoup de difficultés à trouver votre clef.
— Donc ?
— Donc, s’il savait où était votre clef, c’est que vous le lui aviez dit.
— Ah non par exemple ! Monsieur !
Cette fois, en dépit de la gravité du moment, le censeur de la Banque protesta avec fureur.
— Calmez-vous, monsieur. Loin de moi la pensée de vous accuser. Vous avez certainement renseigné Fantômas sans vous en douter.
Tout en parlant, Juve s’était levé, avait traversé le cabinet de travail, puis, était venu s’agenouiller devant le bureau-ministre de M. Tissot.
Juve examina attentivement le meuble. Il finit par demander :
— Où était votre clef, monsieur ? Dans cette bibliothèque, n’est-ce pas ?
— Oui, comment le devinez-vous ?
— Un peu de patience.
Juve continuait à inspecter le meuble puis, avec un petit claquement de langue marquant sa satisfaction :
— Mme Tissot est brune ou blonde ?
— Très brune, répondit M. Tissot. Mais pourquoi ? Ma femme ?
— Vous aimez Mme Tissot ? interrogeait encore Juve.
— Monsieur, les plaisanteries de cette nature…
— Je ne plaisante pas, reprit Juve, répondez-moi : vous êtes fidèle à Mme Tissot ?
— Assurément.
— Alors, monsieur, vous ne recevez point ici de femme blonde ?
— De femme blonde ?
Juve eût parlé chinois au censeur de la Banque qu’il eût sans doute été mieux compris.
Que venait faire l’histoire d’une femme blonde compliquant le vol, si complexe déjà, de la fameuse clef ?
— Monsieur, reprenait Juve, j’avais raison de le dire, c’est bien vous qui avez renseigné Fantômas.
— Mais comment, nom d’un chien ?
— De la façon la plus simple : voyez ce cheveu.
Juve, se relevant, tendait entre deux doigts un cheveu blond à M. Tissot.
— C’est un cheveu de femme, expliqua-t-il. Le cheveu d’une femme blonde, il est intact.
— Eh bien ?
M. Châtel-Gérard, à son tour, s’était rapproché, il interrogeait en fronçant les sourcils. Peut-être n’était-il pas éloigné de supposer qu’une affaire de femme allait venir s’ajouter encore aux embarras de la minute.
— Eh bien, faisait constater Juve, ce cheveu est intact, mais penchez-vous, regardez au bas de votre bibliothèque. Vous allez voir qu’à chacun des battants adhère la moitié d’un autre cheveu.
— Je ne vous comprends pas.
— Vous allez me comprendre. Fantômas, déclara Juve, du ton doctoral qu’il affectait parfois, s’est introduit, monsieur, chez vous, peu de temps avant votre retour de la Banque. Sachant que M. de Roquevaire devait s’être aperçu ce matin de la disparition de sa clef, Fantômas, fin psychologue, se doutait bien que, de façon toute naturelle, en rentrant chez vous, vous iriez vérifier si la vôtre était toujours en votre possession. Je suis persuadé d’ailleurs que vous avez visité la cachette ? Est-ce exact ?
— C’est exact, monsieur.
— Naturellement ! Donc, Fantômas, se doutant que votre premier souci en arrivant chez vous serait de mettre ou de prendre votre clef dans sa cachette, a imaginé ceci : il a collé, dans votre cabinet de travail, de longs cheveux de femme au travers de tous les meubles pouvant vous servir de cachette. Il lui suffisait alors d’être seul quelques instants dans votre cabinet, pour deviner, en voyant le cheveu rompu et les cheveux intacts, le meuble ouvert par vous, ouvert, je le répète, lorsque vous avez visité la cachette. Autrement dit, Fantômas avait scellé vos meubles et c’est en constatant qu’un de ses scellés était rompu qu’il a appris que votre bibliothèque vous servait de coffre-fort.
— Mais, même si vous avez raison, M. Juve, comment Fantômas aurait-il deviné quel livre me servait à cacher la clef ?
— Comme je vais le deviner moi-même.
Le policier se leva, alla vers la bibliothèque, puis déclara d’une voix triomphante :
— Votre clef, monsieur, est dans le tome VI ou plutôt était dans le tome VI de l’Histoire de France de Michelet.
La déclaration de Juve était si précise, et pourtant il n’avait touché aucun volume, que M. Tissot portait la main à son front d’un geste égaré.
— Expliquez-moi comment ?
— Mais monsieur, c’est enfantin. Voyez plutôt. Si bien close que soit votre bibliothèque, il y a toujours un peu de poussière qui y pénètre et qui laisse une trace bleuâtre sur le vernis des rayons d’acajou. En prenant le tome VI de l’Histoire de France de Michelet, vous avez tiré le volume et laissé une empreinte dans la poussière. Il n’en fallait pas plus pour renseigner Fantômas.
La merveilleuse habileté dont Juve faisait preuve en dénouant ainsi, en l’espace de quelques minutes, une intrigue pourtant embrouillée, en reconstituant avec une autorité souveraine la mystérieuse scène du vol, acheva d’ébahir le gouverneur de la Banque aussi bien que M. Tissot.
— Hélas, gémit le gouverneur, tout cela ne nous sert à rien, puisqu’il est trop tard. Qu’allons-nous faire ? Fantômas ! C’est le terrifiant Fantômas qui vient d’agir. Ah malédiction ! Comment éviter le scandale désormais ?
Juve cependant, ayant cessé de parler, semblait s’absorber dans une méditation anxieuse.
— Monsieur le gouverneur, appela-t-il soudain.
— Oui, quoi ?
— Avez-vous besoin d’aller aux coffres ?
— Aux caves, vous voulez dire ?
— C’est cela même.
— Non, faisait-il, aujourd’hui, je n’ai pas besoin de descendre aux réserves secrètes, mais demain sans doute, cela sera nécessaire, après-demain, certain. Ah, c’est abominable, monsieur Juve !
Or Juve secoua la tête en souriant.
— Mais non, mais non, fit le policier, il ne faut pas désespérer ainsi.
— Mais vous ne vous rendez pas compte des conséquences terribles que vont avoir ces vols ?
— Je m’en rends très bien compte.
— Nous ne pouvons pas pénétrer jusqu’aux coffres de réserve d’abord, et c’est déjà quelque chose. En outre, si les clefs ne se retrouvent pas, il va falloir faire changer les serrures secrètes des quatre portes qui barrent l’accès des caves. Or, il faut une loi pour cela. De plus…
— Monsieur, il est absolument inutile de m’énumérer les conséquences tragiques de ce vol. Demain, après-demain au plus tard, les deux clefs volées seront entre vos mains.
— Les deux clefs volées ?
— Oui, monsieur, je vous en donne ma parole.
— Mais puisque c’est Fantômas ?
— Raison de plus. Fantômas, depuis quelques jours, multiplie les crimes audacieux, j’ai une belle revanche à prendre contre lui, vous me l’offrez.
— Mais, comment ferez-vous ?
— C’est un peu mon secret.
— Vous êtes certain de réussir ?
— Oui, à une condition.
— Laquelle ?
— Vous me confierez, monsieur le gouverneur, la troisième clef que vous possédez. D’abord, je ne serai pas tranquille de la savoir entre vos mains, car Fantômas trouverait moyen de vous la prendre, ensuite, j’en ai besoin.
— Vous voulez la troisième clef des caves ? Si vous l’avez, vous vous engagez à retrouver les deux autres clés volées ?
— Parfaitement.
Il n’y avait pas à hésiter, et M. Châtel-Gérard n’hésita pas. Il tira d’une poche de son gilet une petite clef brillante. Puis, il répéta :
— Monsieur, je vais vous confier cette clef, mais vraiment…
— Excusez-moi, interrompit Juve, qui avait pris son chapeau, je n’ai pas une minute à perdre.
Le policier salua et se retira.
Or, Juve avait à peine disparu du cabinet de travail, on venait tout juste d’entendre se refermer la porte de l’escalier que M. Tissot bondit vers le gouverneur :
— Mon cher, hurlait le censeur, j’ai peur, j’ai effroyablement peur.
— Oui, moi aussi. Est-ce bien Juve ? Ai-je eu raison de lui confier la clef ?
— Si c’est Juve, dit M. Tissot, il tiendra parole. Les trois clefs nous seront rendues.
— Si ce n’est pas Juve, si je me suis laissé berner, hurla M. Châtel-Gérard, je n’aurai qu’à me faire sauter la cervelle.
Cinq heures sonnaient.